La Tunisie sous les bottes d'un apprenti militaro-dictateur
- France 24
- 4 mars
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 mars
C'est à un triste retour de l'Histoire que l'on assiste en Tunisie, ce pays par lequel la première étincelle du Printemps arabe est intervenue en 2010 et qui a sonné le glas de tous les militaro-dictateurs arabes, à deux exceptions près, L'Égypte et l'Algérie, chacun de ces Etats vivant cette contre-révolution selon sa logique politique propre. En effet, en ce 4 mars 2025 s'ouvre à Tunis une parodie de procès que le président Kais Saïed intente contre quarante de ses concitoyen.ne.s poursuivi.e.s pour terrorisme, alors que leur seul ''crime'' est de revendiquer la liberté dans tous ses sens : d'expression, de circulation, de manifestation et de vie citoyenne la plus élémentaire.

Le procès d’une quarantaine d’opposants au président Kais Saïed, accusés de "complot contre la sûreté de l'État" et de liens avec des groupes terroristes, s'ouvre mardi à Tunis. Une procédure judiciaire qui viserait “à terroriser les Tunisiens pour les dissuader d'exercer leurs droits politiques”, selon l’opposant historique Ahmed Néjib Chebbi, lui-même mis en cause. Entretien.
Un méga-procès pour complot. Une quarantaine d’opposants au président tunisien Kaïs Saïed sont convoqués par la justice, mardi 4 mars, pour "complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État" et "adhésion à un groupe terroriste". Les accusés, parmi lesquels des dirigeants de partis politiques, des avocats, des hommes d’affaires et des journalistes, dont certains sont soupçonnés de contacts avec l'étranger, risquent de lourdes peines pouvant aller jusqu'à la peine de mort.
Les autorités judiciaires ont décidé que les accusés placés en détention comparaîtront par visioconférence, une décision jugée inacceptable par leurs proches, qui exigent leur présence physique à “ce procès politique”.
Depuis le coup de force de Kaïs Saïed durant l’été 2021, qui lui a octroyé les pleins pouvoirs, l'opposition et des ONG dénoncent une régression des droits et libertés en Tunisie.
Le 18 février, le Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'Homme a pointé du doigt "la persécution des opposants" en Tunisie, soulignant que beaucoup faisaient "l'objet d'accusations vagues et larges après avoir vraisemblablement exercé leurs droits et leurs libertés".
Pour comprendre les enjeux de ce procès, France 24 a interrogé Ahmed Néjib Chebbi, chef du Front du salut national (FSN), principale coalition d'opposition au président Kaïs Saïed. Figure historique de l’opposition en Tunisie, sous les présidences de Habib Bourguiba et Zine El-Abidine Ben Ali, il est lui-même, à 81 ans, mis en cause dans ce procès. Détenu depuis plus de deux ans, son propre frère, le juriste Issam Chebbi, chef du parti Al Joumhouri et cofondateur du FSN, fait lui aussi partie des accusés.
France 24 : Qu'attendez-vous de ce procès, dans lequel vous êtes mis en cause et que d’aucuns qualifient de procès politique ?
Ahmed Néjib Chebbi : Vu la nature des accusations, les peines prévues et les mesures exceptionnelles qui l’entourent, il ne présage rien de bon. Je m'attends à de très lourdes condamnations dans une parodie de justice, parce que c'est la seule façon de qualifier le procès qui s'ouvre [mardi]. Il vise uniquement à spolier les Tunisiens de leurs droits politiques. Pas seulement moi, mais tous les Tunisiens de leur droit élémentaire d'exercer des activités politiques légales et pacifiques. Les accusés sont la fine fleur de l'élite politique du pays, des femmes et des hommes connus depuis des décennies pour leur droiture, pour leur légalisme, pour leur patriotisme et qui ont toujours agi dans la transparence et de la manière la plus pacifique. Aujourd'hui, ils ont peur que l'opposition ne se rassemble, qu’elle ne constitue un contrepoids au pouvoir. Ce ne sont pas les accusés qui sont des terroristes, on veut terroriser les Tunisiens pour les dissuader d'exercer leurs droits politiques élémentaires. C'est cela le cœur de ce procès.
Que vous reproche exactement l’accusation ?
On me reproche premièrement d'avoir rencontré des ambassadeurs occidentaux chez l'un des accusés, qui avaient demandé à me rencontrer au lendemain de la constitution du Front du salut national. Ils voulaient savoir quelle était la nature et les objectifs de cette initiative. Le deuxième point concerne une communication téléphonique avec mon frère Issam, actuellement en détention depuis deux ans pour rien. Communication au cours de laquelle nous avons commenté la démarche d’Emmanuel Macron qui, à l'époque, de passage à Djerba [à l'occasion du XVIIIe Sommet de la Francophonie en novembre 2022, NDLR], avait cru bon d’afficher son soutien au président Kaïs Saïed. J'assume parfaitement ce que j'ai fait, c'est-à-dire exercer mes droits politiques élémentaires et naturels que personne ne peut spolier. Et c'est pourquoi nous sommes prêts à sacrifier notre liberté, notre santé, et ce qui pourrait s'ensuivre pour défendre la dignité des Tunisiens et le droit des Tunisiens à avoir une vie politique libre et digne d'une nation moderne.
Vous avez exprimé à plusieurs reprises des craintes d'un procès inéquitable. Pouvez-vous nous dire sur quoi reposent vos inquiétudes ? Est-ce le fait, par exemple, que les comparutions doivent se faire à distance ?
On veut nous refuser la première condition d'un procès équitable, c'est-à-dire celui d'un procès public. Nous souhaitons que le peuple tunisien, représenté par les avocats, les journalistes et les simples citoyens qui souhaitent y assister, puisse le suivre, comme cela se fait dans toutes les démocraties. Même sous les régimes autoritaires ou sous le régime de Bourguiba, on organisait des procès dans des casernes, mais les portes étaient ouvertes aux journalistes, aux observateurs internationaux et à tous ceux qui souhaitaient assister. Parce que la justice rend ses jugements au nom du peuple tunisien, on ne peut pas lui occulter la vérité de ce procès. Et d'ailleurs, tous les accusés sont déterminés à ne pas faire partie de ce procès si sa publicité n'est pas garantie au préalable. À l’ouverture de l’audience, nous allons assister à un premier combat sur le caractère public de ce procès.
L’autre motif d’inquiétude concerne les lois invoquées puisque nous comparaissons sous l'accusation de terrorisme. Or, c'est un détournement de la loi comme on n'en a jamais connu en Tunisie. La loi contre le terrorisme punit des actes bien déterminés et universellement reconnus, comme des détournements d'avions, des attaques d'installations portuaires, des assassinats... Or, lorsque vous lisez les 144 pages de l'acte d'accusation, vous ne trouverez pas l'ombre de l'une de ces accusations. Pour donner une teinte de terrorisme, on invoque deux témoins, dont l'identité est protégée par la loi antiterroriste. Le premier est monsieur XXX et le second est monsieur XX, et rien ne vient corroborer dans les faits leurs dires.
C’est un procès fabriqué, car la justice, c'est les faits. Enfin, pour ce type d’accusations, le magistrat, dans l'évaluation des peines, est tenu par des limites, c'est-à-dire qu'il ne peut pas condamner à moins de la moitié de la peine encourue. Si vous risquez 30 ans, il ne peut pas infliger moins de quinze ans. Donc, tous ces éléments sont annonciateurs de la vindicte du pouvoir à l'encontre de ces personnalités pacifiques, dont le seul crime est de s’opposer à sa politique.
Ces craintes vous laissent-elles penser que ce procès est joué d'avance ?
Malheureusement nous n'avons pas confiance, non pas en la justice dans l'absolu, mais dans le fonctionnement actuel de la justice tunisienne qui est instrumentalisée par le pouvoir exécutif. L'une des premières mesures prises par le président Kaïs Saïed, au lendemain de son coup d'État, était de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature et de prononcer de manière administrative l'exclusion ou la radiation de près de 70 magistrats. Les magistrats ont tenu un sit-in et une grève pendant huit semaines successives au palais de la justice pour protester contre cette mainmise de l'exécutif sur le pouvoir judiciaire. Depuis, on ne parle plus dans la Constitution actuelle de pouvoir judiciaire mais de fonction judiciaire. Enfin, le président du tribunal, qui va nous juger le 4 mars fait l'objet de deux affaires. L'une d’elle concerne notamment la procédure par laquelle il a été nommé président de cette Cour qui, selon les plaignants et les avocats, est illégale.
Comment comptez-vous faire face à la situation que vous décrivez ?
Avec deux éléments qui relèvent de la spiritualité mais qui ont fait leurs preuves. Premièrement, j'ai foi en la liberté et en sa victoire inéluctable, absolument inéluctable parce qu’elle fraye son chemin malgré tous les obstacles. Cela nous donne une force pour contrer tout ce qui nous tombe sur la tête. Ce n'est pas une foi mystique, c'est une foi historique. Nous sommes un pays qui aspire à la liberté et qui mène des luttes depuis plus de 70 ans.
Depuis l'indépendance, nous sommes devenus un pays souverain, mais malheureusement, à l'échelle interne, c'est l'autoritarisme qui a succédé au protectorat français. En 2011, avec la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, la Tunisie a connu ce qu'on a appelé le printemps arabe, c'est-à-dire la première expérience de démocratie libre et représentative dans sa longue histoire. Mais malheureusement, cette expérience a abouti à un coup d'État en 2021. Mais avec la détermination des Tunisiens et avec du temps, la patience étant le deuxième élément, nous sommes persuadés que la démocratie et la liberté finiront par vaincre. Ce n'est pas une cause personnelle, il n'est pas nécessaire que je la vive personnellement car il suffit qu'elle triomphe même après mon décès, pour que mon objectif soit atteint.
Il est vrai que face à Kais Saïed, les partis d'opposition et la société civile se trouvent au creux de la vague. Ils sont affaiblis et démoralisés. Mais le sens de l'évolution des événements, notamment socio-économiques, s'annonce au détriment du pouvoir et en faveur de la démocratie.
NB : Cet article-entretien a été publié sur France 24 sous le titre " Méga-procès pour complot : "On veut spolier les Tunisiens de leurs droits politiques ".
Comments